CHRONIQUES VILLAGEOISES

TEMPÊTE SUR LA ST JEAN

BARBENTANE 2005

Lundi 20 juin

Après de multiples coups de téléphone, nous prenons rendez-vous à 10h30 à la Mairie de Mollégès. Vous me connaissez, fiable ! Vieux réflexe de cheminot, j’arrive donc avec au moins un quart d’heure d’avance (sachez que je conduisais même des trains de voyageurs en avance…) et, garé à l’ombre, j’attends en écoutant France Inter (à l’époque c’était radio préférée, mais depuis que Philippe Val et Jean-Luc Hees ont licencié Didier Porte et Stéphane Guillon, je la boycotte)...

CP des années 1910 montrant une "arène" de charrettes sur le Cours

(Collection Camille Vettese)

Un peu avant l’heure, je vois passer une femme d’un certain âge correspondant au début de la description de Daniel. Elle pénètre dans la mairie, en ressort quelques instants après avec un tabouret pliant à la main et cherche visiblement quelqu’un. Prenant mon courage favori à deux mains, j’en profite pour ouvrir la portière de la voiture et me montrer. A son regard, je comprends que c’est ma chercheuse...

Après des effusions très limitées, une simple poignée de main très molle (beurk, j’ai horreur de ça), nous nous présentons et je l’invite à monter dans ma voiture. Visiblement troublée par la présence de mes courses alimentaires rangées sur le siège arrière, elle me demande d’une voix très faible de les rassembler pour qu’elle puisse déposer son tabouret. Je lui signale aimablement que ma voiture a un coffre et que son tabouret y voyagera aussi bien et tout aussi vite. ‘Non, me dit-elle, en rangeant un peu il devrait y aller’ avec une pointe d’accent américain, je me suis donc exécuté. Je ne pouvais savoir à ce moment-là que, Madeleine puisque c’est son prénom, et son tabouret, étaient des éléments indissociables, inséparables...

Ce tabouret est un objet métallique, pliable, rond, aux pieds noirs, un dessus rouge avec trois gros Scotch gris en forme de croix sûrement pour masquer un début d’usure. Je lui demande où sont ses affaires et elle me guide vers son pied-à-terre temporaire Mollégessien. Chemin faisant, elle me demande si ma voiture est climatisée, je lui réponds oui, mais je ne m’en sers jamais pour économiser l’énergie et de toute façon je ne sais conduire que les vitres ouvertes...

CP des années 1910. A cette époque, les filles avaient "presque" interdiction de fréquenter les cafés, mais il fallait bien se montrer, donc elles déambulaient en un incessant va et vient devant les terrasses des cafés où les hommes, eux, trônaient (Collection Jo Ayme)

Cela n’a pas l’air de lui convenir et elle me parle d’une hypothétique allergie à la chaleur. Je lui réponds qu’elle est mal tombée puisque la météo annonce une semaine caniculaire avec des orages, donc un temps lourd et moite. Après un cheminement assez labyrinthique, nous débouchons finalement devant une maison récente en rase campagne. Elle me dit qu’elle s’occupera seule du transfert de ses bagages et qu’elle les disposera elle-même sur le siège arrière ; pour ne point la vexer je lui donne mon accord. La propriétaire des lieux se manifeste, j’admire avec elle la vue splendide qu’elle a sur les Alpilles. Je lui demande quelle route prendre pour retrouver la route nationale et, avec des explications simples, elle m’indique le chemin du retour. Entre temps, Madeleine fait deux voyages et quel n’est pas mon étonnement de la voir porter ses affaires dans deux sacs en plastique et deux sacs en papier. A ma surprise, la propriétaire me susurre avec un petit sourire un ‘vous verrez, elle est très spéciale’ peu rassurant !

CP des années 1910. Jour de fête, peut-être la St Jean

(Collection Jackie Petit-Louis)

Après des adieux classiques, Madeleine s’installe de façon assez raide sur le siège avant tenant à la main un petit pot contenant une fleur bariolée. Malgré ma conduite très respectueuse des indications du code de la route, vitesse et autres obligations, ma passagère est constamment sur le qui-vive et se crispe à chaque mouvement de la voiture. Je la rassure en lui disant que je suis d’une extrême délicatesse dans ma conduite routière comme dans ma vie, mais rien n’y fait...

Chemin faisant, Madeleine m’indique la route à prendre, je lui dis que, étant depuis mes plus jeunes années sur les routes de Provence elle peut se dispenser de cette fonction et qu’on ne risque guère de se perdre. En passant, je lui donne quelques explications sur les points géographiques ou historiques nettement visibles. Elle me demande si je peux traverser Maillane car elle trouve ce village très joli. Un peu vexé tout de même, car pour moi Barbentane est le plus beau village de l’univers, je cède à ses volontés et la voilà en extase devant l’église plus que banale de Maillane...

Finalement nous arrivons au mas vers 11h30 juste à temps pour que je prépare le repas de midi. Je lui fais visiter les lieux en lui montrant les points essentiels tels que les toilettes, sa chambre, etc. et lui annonce que nous mangerons dans un quart d’heure environ. Je lui signale aussi qu’il faut faire très attention car le chien du voisin n’est pas commode et même assez féroce...

CP avant 1900. Le Cours vu de l'ouest avec sa double rangées de platanes

(Collection Jo Ayme)

Le repas est vite accommodé car, organisé comme un chef, j’avais prévu des mets rapides à préparer : salades multiples en entrée, entrecôtes, pâtes fraîches, fromage et dessert. A l’heure dite, Madeleine s’approche de sa chaise et je l’invite à s’asseoir pour manger. Comme chaque fois que quelqu’un passe quelque temps chez moi, je me renseigne sur les aliments qu’il n’aime pas. Je mange de tout me répond-elle, toutefois je préfère le poisson, les légumes, les fruits, le lait demi-écrémé et je prends du chocolat au petit déjeuner. Comme ces ingrédients sont la base de mes recettes habituelles, je ne me sens pas trop dépaysé. Elle remarque quand même, et c’est important pour la suite, que j’ai toujours sur la table, à main droite, une feuille de papier et un stylo rouge ce qui me permet de prendre des notes à tout moment. Là, je ne note rien étant donné l’abondance de mes réserves...

La conversation porte sur son travail et je lui indique que j’ai les outils nécessaires pour tirer des photos numériques et un accès internet à haut débit. Elle me dit ne point posséder d’appareil photo, puisqu’elle prend des ‘images mentales…’. Après quelques explications, dans un français très correct, ma chercheuse me fait comprendre qu'elle fait tout de tête, photos et textes...

CP des années1910. Le Cours vu de l'Est par une froide journée

d'hiver avec, à droite, l'auberge du Cheval Blanc (Collection Jo Ayme)

Ma nature assez cartésienne et même un brin hyperréaliste en prend un bon coup, mais après tout, pourquoi pas, c’est peut être le cartésianisme anglo-saxon, me dis-je. Néanmoins je reste assez dubitatif. Le repas, bien que copieux, s’achève promptement et complètement. Madeleine, malgré sa sveltesse, a finalement un fort bon appétit. Toutefois comme elle n’aime pas le camembert assez coulant, je lui propose en remplacement un fromage de chèvre divin. Là, les choses se gâtent, elle enlève presque la moitié du fromage prétextant que la croûte n’est pas saine, je lui fais remarquer que c’est le meilleur, qu’elle se prive de l’essentiel de la saveur d’un excellent chèvre, mais je reste courtois. Après ce bon repas, je déclare que, par les grosses chaleurs, la seule et vraie chose à faire est une bonne sieste et que je vais mettre aussitôt mes paroles en pratique. Elle me demande de lui régler plutôt mon ordinateur pour que, via internet, elle puisse rassurer ses proches, je m’exécute aussitôt...

Après une sieste réparatrice, je me lève comme d’habitude un peu ensuqué. En buvant mon café, je jette machinalement un œil sur la liste des courses et là, oh surprise, Madeleine, croyant sûrement que j’ai oublié de noter ses préférences, a griffonné de sa main fluette ses desiderata (voir ci-contre) ! Un peu interloqué quand même je décide promptement que je garderai cette preuve en souvenir d’elle. Madeleine me rejoint toute guillerette et me dit avoir fouillé mes placards pour trouver des cintres. Je l’avertis qu’en France, chez les gens normaux, on ne pratique pas de la sorte. En règle générale, on demande poliment, et les hôtes s’exécutent avec un rituel ‘oui, bien sûr, faites comme chez vous’ mais qu’il ne faut surtout pas faire ‘comme chez soi’. C’est simplement une phrase de politesse qui veut dire ‘c’est ma maison, surtout ne touchez à rien, demandez, sinon partez…’ ! Elle me dit qu’aux States c’est l’inverse, donc il faut faire comme aux States…

Je lui confirme que nous sommes en France et plus spécialement en Provence, qu’il faut qu’impérativement qu’elle s’adapte à nos coutumes barbares sous peine d’un rejet net et définitif, que je suis un barbare de la pire espèce car j’ai moi-même des rituels incantatoires très précis qu’il ne faut pas, sous peine de mise à mort immédiate, transgresser. Par exemple, nul n’est autorisé à faire la cuisine dans ma cuisine, nul n’est autorisé à faire ma vaisselle, bref mes interdits habituels, peu nombreux à vrai, dire mais inviolables...

Après ces mises au point, il faut monter au village car, à 16h30 les lundis et mardis, j’aide des enfants à faire leurs devoirs scolaires. J’en profite pour lui indiquer le chemin que prendra la ‘Carreto ramado’ vendredi puisque c’est quand même l’objet essentiel de son étude. ‘Non, me dit-elle, je me renseignerai auprès des gens de la Confrérie qui sont plus compétents que vous !’

Photo d'une Carreto sur la place du Trou de Renard. Elle date sûrement

d'avant la tragédie de 1914 (Collection Louisette Peyric-Mouiren)

Là, j’avoue, que les ‘coucougnettes’ ont commencé à me virer et je lui réponds vertement que n’étant pas voleur, je ne suis pas non plus menteur. Que je suis né dans ce village et que j’ai même une certaine expérience de ses us et coutumes, que si, à ses yeux, je ne suis pas crédible plein des gens me font confiance puisque je suis l’un des guides officiels du village...

Bref, c’est ma première vraie colère, hélas, elle sera suivie de beaucoup d’autres. Je lui montre l’emplacement de l’Office de Tourisme devant lequel je fixe notre rendez-vous à 18h30. Je fais les courses demandées par Madeleine (lait et pain complet) et me précipite vers le local du ‘Coup de pouce’. Notre étude est située juste en face du bureau de la police municipale et qui vois-je en train de discuter avec les gardes, Madeleine, son tabouret dans une main, le plan de Barbentane dans l’autre. Je fais part de ma colère à mes protégés mais elle, son appareil à photos mentales sûrement débranché, ne m’aperçoit même pas et pourtant nos portes, situées en vis-à-vis, ne sont séparées que d’un mètre à peine ! A 18h30 je récupère ma chercheuse et, après discussion, je lui indique l’endroit idéal d’où elle pourra voir la montée des Charrettes des prieurs de St Jean effectuant leur tournée de collecte et de distribution des ‘tortillades’. C’est donc aux abords du Monument aux Morts qu’est fixé notre prochain rendez-vous...

Photo de la Carreto de 1943 sur la place du Trou de Renard. On peut remarquer, par rapport à la photo de la même place d'avant 1914, que la Montagnette s'est bien "boisée", mais que le wc public lui n'a pas changé (Collection Louisette Peyric-Mouiren)

Entre-temps je descends dans le bas du village pour me renseigner sur le trajet des prieurs et j’en profite pour aller me désaltérer au café du marché. Après quelques saines discussions avec des membres de ma famille (plutôt apparentés à ma famille) sur les méfaits de la canicule, je remonte m’installer auprès de ma chercheuse aux cheveux blanchis sous le joug du harnais (génial, j’ai réussi à le placer…le harnais !)...

Là, l’intimité aidant, nous sommes sur une place bien ombragée située simplement au milieu d’un tas d’habitations, je lui fais part vertement de mon désappointement sur sa conduite. Elle est toute retournée quand je lui dis que j’étais à deux mètres d’elle et qu’elle n’a même pas daigné me regarder. Que j’étais aussi fiable que les gardes, que mes mots étaient peut-être dits avec l’accent, mais qu’ils étaient tout aussi crédibles...

Bref, je lui fais des remontrances très imagées ! Là, je me rends compte, que lorsque j’élève le ton, Madeleine se comporte comme une gamine, elle bafouille des trucs incompréhensibles d’une petite voix fluette à peine audible. Mais, je suis en rogne, il faut que ça sorte, alors elle déguste, à la Provençale bien sûr, juste avec des mots et pas avec des actes !

Photo; que je suspecte d'être de la même année que la photo précédente, avant 1914, montrant une Carreto sur la place St Joseph (Collection Louisette Peyric-Mouiren).

Après une attente relativement longue, les Charrettes des prieurs apparaissent. C’est beau de les voir monter l’avenue Bertherigues, les hommes en chemise blanche, pantalon de chauffe bleu, sébile à la main pour quêter dans chaque foyer. Les Charrettes, des ‘jardinières’ en très bon état, conduites par des mains expertes, tirées par des chevaux resplendissants de force et de santé. Images d’une époque révolue, mais que j’ai connu…

Finalement, la fausse note, le mauvais décor, ce sont les automobiles, ces tas de ferraille, montés sur pneus, sentant tout, mais puant surtout, qui sont garées sous nos magnifiques platanes. Madeleine, émerveillée par tant de beauté, descend de son tabouret, et s’avance en sautillant au devant des charretiers. Il faut quand même que je vous décrive la démarche de Madeleine, constamment sur la pointe des pieds, chose relativement facile vu son poids plume (ses 42 kilos toute mouillée), Madeleine s’avance assez raide mais légèrement penchée vers l’avant. Pour s’arrêter, il lui faut un certain temps, si jamais elle freine pile, elle s’étale de tout son long, 1m75 environ ! Avec cette démarche, elle ne peut jamais regarder sur les côtés, de sorte qu’elle possède un champ de vision très restreint. Tout ce qui dépasse le bord extérieur de ses lunettes devient vague, ce qui m’amène à penser que ses ‘images mentales’ doivent être très floues sur les côtés. Entièrement subjuguée par les équipages, Madeleine en devient une groupie fanatique et me signale qu’elle va suivre les charretiers dans leur quête d’argent frais en dédommagement de leurs frais. ‘D’accord, lui dis-je, rendez-vous devant l’Office’...

Quel bonheur pour moi ! En face de l’Office, se tient mon troquet favori et attablé en terrasse qui vois-je, Peter mon Anglais préféré qui ne parle que quelques mots de français et moi pas un traitre mot d’anglais. Heureusement pour notre conversation, sa belle-fille, une splendeur, une fille adorable, qui parle un français des plus délicats lui tient compagnie...

La Carreto de 1943 en haut de Bertherigues (Collection Louisette Peyric-Mouiren)

Après une demande courtoise pour m’asseoir avec eux, c’est avec force traductions que nous nous entretenons de nos soucis. Peter veut écrire un livre en anglais sur Barbentane et moi je cherche un guide anglais pour faire des visites guidées. Nous nous quittons à regret et je lui promets de lui donner des livres pour qu’il se familiarise avec l’histoire barbentanaise...

Zone de Texte: POUR MÉMOIRE
L’expansion territoriale des États-Unis s’est faite de trois façons :
Les États historiques (Vermont, Virginie, etc.…) ont acquis leur indépendance par la force (avec l’aide des Français) ;
Les États tels que Floride, Louisiane, Oregon, Alaska, etc..., ont été achetés à différents pays (Angleterre, France, Russie, etc.…) ;
Les grands États du sud (Californie, Texas, Nouveau Mexique) sont les seuls à avoir été véritablement conquis par un conflit de "voisinage". Ils ont été arrachés au Mexique durant les guerres de 1846/1848 et donc tiennent une place à part dans l’histoire étasunienne.

C’est vers 21h00 qu’avec Madeleine nous retournons au mas. Après avoir garé la voiture, je signale à Madeleine qu’elle peut laisser son tabouret dans la voiture, elle me fusille du regard et je n’insiste pas. Maintenant, j’en suis sûr, elle dort avec !

Au cours du dîner, Madeleine entreprend de me raconter l’histoire des States, chose relativement facile. Mais, à mon grand étonnement, elle omet de citer la guerre avec le Mexique. Pour une chercheuse qui me dit avoir fréquenté les grandes universités, cela me trouble et je lui en fais part. ‘Quelle guerre avec le Mexique ?’ me dit-elle. ‘Il n’y a jamais eu de guerre avec ce Pays’ ! Mon sang d’historien amateur ne fait qu’un tour, je lui demande si elle a entendu parler de Fort Alamo et peut être que David Crockett est le nom d’un chihuahua (voir ci-contre) !

C’est à partir de ce moment-là que ma chercheuse entame une véritable dégringolade dans mon estime et que je commence à douter sérieusement de ses études universitaires. Je fais encore bonne figure et ne laisse rien transparaître de mes doutes...

Notre discussion ayant largement débordé sur le repas, vers 23h00, Madeleine se présente dans un accoutrement marrant pour aller prendre sa douche : pas de lunettes, peignoir de bain aux couleurs assez criardes et couvre-chef en plastique. Je lui donne des serviettes éponge car elle n’a rien pour cette fonction dans ses sacs, et lui explique le fonctionnement de mes installations. Bien sûr, 30 minutes après elle regagne sa chambre et je file aussitôt essuyer les dégâts (pas grand-chose à dire, ma douche demande un long apprentissage pour ne pas noyer la salle d’eau) !

Barbentane, le plus beau village de l'Univers